Le 27 avril 2022, la Commission Européenne a présenté une proposition de directive1 ainsi qu’une recommandation ayant pour objectif de protéger tout individus participant au débat public, contre les « procédures judiciaires manifestement abusives ou infondées », autrement appelées « procédures-bâillons ».
Ces procédures dites « bâillons », généralement introduites par des personnes puissantes, sur le fondement de la diffamation, contre un détracteur (journaliste, défenseur des droits de l’homme), sont davantage (voire exclusivement) motivées par une volonté de censurer et d’intimider ce détracteur en lui imposant le poids d’une défense judiciaire, que par le souhait d’obtenir la réparation d’un préjudice.
En bref, la proposition de directive, qui n’aurait vocation à s’appliquer qu’aux poursuites-bâillons introduites dans les matières civiles ou commerciales ayant des « incidences transfrontières » (article 4 de la proposition)2 , repose sur 4 objectifs :
– Le rejet rapide par les juridictions des procédures « altérant le débat public »
considérées comme « manifestement infondées ». Il appartiendra dans ce cadre au
demandeur à l’action de démontrer que son action n’est pas manifestement
infondée (articles 9 à 13 de la proposition) ;
– La possibilité pour la juridiction saisie d’obliger le requérant à fournir des garanties
pour les frais de procédure et/ou les dommages-intérêts (article 8 de la proposition) ;
– Le renforcement de sanctions dissuasives contre l’auteur des poursuites (frais de
procédure, dommages-intérêts, sanctions « effectives, proportionnées et
dissuasives ») (articles 14 à 16 de la proposition) ;
– La possibilité pour les État membres de refuser la reconnaissance et l’exécution d’une
décision de justice rendue dans un pays tiers dans le cas où la procédure aurait été
considérée comme manifestement infondée si elle avait été portée devant les
juridictions de l’État membre concernée (articles 17 et 18 de la proposition).
La Commission Européenne a, le même jour, adoptée une recommandation3 visant à compléter cette directive, selon laquelle, les États membres sont invités à offrir les garanties nécessaires afin de limiter les procédures-bâillons (rejet rapide, condamnation aux dépens, indemnisation, sanctions effectives…). Cette recommandation invite également les États membres à veiller à ce que leurs réglementations internes en matière de diffamation n’aient
pas de répercussions injustifiées sur la liberté d’expression (sanctions proportionnées, suppression des peines d’emprisonnement, favoriser le recours au droit administratif ou civil, plutôt que le droit pénal). Les actions de formation et de sensibilisation sont également encouragées.
En introduisant cette problématique de l’intimidation judiciaire, ces textes vont inévitablement constituer le support d’un débat sur la balance des intérêts qu’il convient d’assurer entre, d’une part, la protection de la liberté d’expression et, d’autre part, l’accès à la justice et le droit au respect de la vie privée.
Il est d’ores et déjà notable que les juridictions internes se montrent sensibles à ces évolutions européennes puisque, très récemment, la 17 ème Chambre du Tribunal Judiciaire de Paris a condamné le demandeur à une action en diffamation pour procédure abusive sur le fondement de l’article 472 du code de procédure pénale (TJ Paris, 17 ème Ch. Corr. 20 septembre 2022, n°19168000511, Kombini c. La Lettre A)
Dans cette affaire, les magistrats, constatant que les propos poursuivis n’étaient pas diffamatoires, et que les informations délivrées par l’article étaient exactes, a conclu que l’objectif réel de la procédure intentée était de poursuivre « le commentaire critique que le journaliste tirait de ses constatations ».
La juridiction a ainsi fait droit à la demande formulée par les prévenus qui estimaient avoir été attraits devant le tribunal à la suite d’une procédure-bâillon dont l’objectif était pour le demandeur de contrôler la communication faite à son sujet.
1 Ce texte doit encore être négocié et adopté par le Parlement Européen et le Conseil avant de devenir un acte
législatif de l’Union Européenne.
2 Il convient cependant de noter que la proposition de directive donne une définition large du caractère
transnational d’une affaire puisqu’il inclus le cas des procédures concernant des parties domiciliées dans le
même état membre que la juridiction saisie, dès lors que l’acte de participation au débat public contre lequel la
procédure est engagée « a une incidence sur plus d’un État membre », ou que le requérant (ou des entités
associées) aurai(en)t engagé d’autres procédures judiciaires contre le même défendeur (ou associés) dans un
autre État membre.
En France, dans une résolution du 30 juin dernier, le Sénat a estimé, à l’aune de cette large définition, que
cette proposition de directive n’était pas conforme au principe de subsidiarité. Le Sénat, par ailleurs, déplore
l’absence d’analyse d’impact de la proposition de directive et relève une potentielle atteinte au droit au procès
équitable et un défaut de base juridique apte à justifier une non-reconnaissance des décisions de justice de
pays tiers.
3 Ces recommandations sont quant à elles directement applicables en droit interne mais ne sont pas
contraignantes. Les États membres sont toutefois invités à faire rapport à la Commission sur leur mise en
œuvre 18 mois après l’adoption de ce texte.
Pour accéder aux textes :
La proposition de directive de la Commission Européenne
La recommandation de la Commission Européenne
Sarah Chirsen, avocat au barreau de Paris
Membre du conseil scientifique de l’Association des Avocats Praticiens du Droit de la Presse (AAPDP)