« Discours de haine » : rejet de la requête de M. Eric Zemmour par la CEDH – Arrêt de Chambre du 20 décembre 2022, Zemmour c/ France, n°63539/19

Les Danaïdespar John William Waterhouse (1903)Huile sur toile, 111 x 154.3 cm

Par arrêt du 20 décembre 2022, la Cour européenne des droits de l’homme, à l’unanimité, a estimé que la condamnation pénale de M. Eric Zemmour pour provocation à la discrimination et à la haine religieuse envers la communauté musulmane française n’emportait pas violation de l’article 10 de la Convention.

 

Le contexte :

Les propos litigieux ont été tenus par M. Eric Zemmour en 2016, dans l’émission « C à vous », diffusée en direct, à 19h, sur la chaîne France 5. Les propos du requérant ont été tenus en qualité de journaliste, de polémiste – et d’auteur – puisque dans le cadre de la promotion de son livre intitulé « Un quinquennat pour rien ».

Le contexte politique national était très tendu puisque fortement marqué par les menaces et les actes terroristes inédits revendiqués par l’organisation terroriste « État islamique » (les attentats perpétrés à Paris en janvier et novembre 2015, puis à Nice et dans l’église Saint-Étienne-du-Rouvray en juillet 2016).

Plus précisément, les propos incriminés se rapportaient à l’introduction du livre de M. Eric Zemmour, intitulée « La France au défi de l’Islam », et donnèrent lieu à une citation directe, à l’initiative de l’association Coordination des appels pour une paix juste au Proche-Orient (CAPJPO), sur le fondement des dispositions de l’article 24 alinéa 7 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui réprime la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée.

 

Les faits et la procédure à l’origine de la requête :

Par arrêt du 3 mai 2018, la cour d’appel de Paris condamna M. Eric Zemmour pour provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance à une religion à une peine d’amende de 3.000 euros, à raison de 2 des 5 passages poursuivis.

Seuls les passages 4 et 5 donnèrent lieu à une déclaration de culpabilité. Ils étaient ainsi articulés :

  • Dans le passage 4, les propos faisaient suite à l’interpellation du requérant sur le fait qu’il parlait dans son livre d’une guerre de civilisation menée par l’islam sur le sol français et en réponse à la question du journaliste « Vous pouvez répondre à ma question ? Alors qu’est-ce qu’on fait avec les ? », M. Eric Zemmour déclara : « Le sujet est global. Nous vivons depuis trente ans une invasion, une colonisation, qui entraîne une conflagration. (…) Dans d’innombrables banlieues françaises où de nombreuses jeunes filles sont voilées, c’est également l’Islam, c’est également du djihad, c’est également la lutte pour islamiser un territoire qui n’est pas, qui est normalement une terre non islamisée, une terre de mécréant. C’est la même chose, c’est de l’occupation de territoire ».
  • Dans le passage 5, M. Eric Zemmour répondait à la question du journaliste « Qu’est-ce que vous faites avec les musulmans en France, est-ce que vous les mettez à part, est-ce que vous les chassez, est-ce que vous leur interdisez d’exercer leur religion ? » : « je pense qu’il faut leur donner le choix entre l’Islam et la France ». Ce propos est suivi de l’affirmation selon laquelle « Donc s’ils sont Français ils doivent, mais c’est compliqué parce que l’islam ne s’y prête pas, ils doivent se détacher de ce qu’est leur religion ».

Les juges du fond avaient estimé que « les musulmans étaient visés dans leur globalité » et que les propos incriminés, « compris ensemble », « contenaient une exhortation implicite à la discrimination », en ce que :

  • « le quatrième propos décrivait les musulmans comme des envahisseurs et des colonisateurs qui nécessitent, au moins implicitement, une résistance des populations visées par ceux-ci. Il s’agit donc d’un appel au rejet et à la discrimination des musulmans en tant que tels, étant rappelé que l’ensemble du discours du prévenu est axé sur l’idée qu’il n’existe pas de bons ou de mauvais musulmans : tous ne pouvant par vocation religieuse qu’être adeptes du jihad, c’est-à-dire que, même s’ils ne sont pas tous violents, ils ne peuvent se désolidariser de ceux qui se livrent à la violence au nom de leur foi. Ces termes violents, en réponse à une question générale sur « les musulmans » ne visent donc pas seulement les banlieues, ni l’islam» ;
  • « le cinquième passage (…) était l’expression d’un rejet de cette communauté qui ne peut qu’appeler à l’exclusion de celle-ci en son entier»

Par arrêt du 17 septembre 2019, la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par le requérant, estimant que la Cour d’appel, aux termes de son analyse, « avait exactement retenu que, par leur sens et leur portée, les propos incriminés, qui désignaient tous les musulmans se trouvant en France comme des envahisseurs et leur intimaient l’obligation de renoncer à leur religion ou de quitter le territoire de la République, contenaient un appel à la discrimination (…) »

 

L’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement français, sur le fondement de l’article 17 de la Convention, écartée

Le Gouvernement français a tenté de se placer sur le terrain de l’article 17 de la Convention[1] (interdiction de l’abus de droit) en arguant du fait que les propos de M. Eric Zemmour constituaient une prise de position haineuse caractérisée et ne pouvaient, dès lors, relever de la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention.

En vertu de la jurisprudence européenne, rendue sur le fondement de l’article 17 de la Convention, aucun individu ou groupement ne doit pouvoir se prévaloir des dispositions de la Convention pour se livrer à des actes visant à la destruction des droits et libertés, garantis par la Convention.

La Cour n’a pas suivi cet argument et a estimé que :

  • les propos tenus par le requérant au cours de l’émission télévisée, « alors même qu’ils visaient à provoquer à la discrimination et à la haine religieuse (§§ 59 à 63), ne suffisaient pas, quels que controversés et choquants qu’ils puissent être, à révéler de manière immédiatement évidente que ce dernier tendait, en les proférant, à la destruction des droits et libertés consacrés dans la Convention» ;
  • l’article 17 devrait en revanche être « une aide à l’interprétation de l’article 10§2 de la Convention au regard de l’appréciation de la nécessité de l’ingérence litigieuse».

 

Les arguments présentés au soutien de la requête, rejetés

  • La question de la base légale de l’ingérence : une exhortation implicite?
  1. Eric Zemmour soutenait que l’ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression n’était pas « prévue par la loi » au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, dans la mesure où, selon lui, la jurisprudence interne rendue sur le fondement de l’article 24 alinéa 7 de la loi de 1881 ferait l’objet d’une interprétation fluctuante, « le délit, pour être constitué, nécessitant que les propos en cause tantôt appellent ou exhortent à la discrimination, tantôt suscitent simplement un sentiment de rejet ou d’hostilité».

Selon le requérant, la Cour de cassation aurait opéré un revirement de jurisprudence en jugeant coupable une exhortation implicite à la discrimination et le caractère implicite de l’incitation rendrait superflue la condition principale du délit, à savoir la provocation, et constituerait une interprétation extensive de la loi pénale.

La Cour européenne a quant à elle estimé que « dans les circonstances de l’espèce, tant l’énoncé de l’article 24 alinéa 7, que la jurisprudence de la Cour de cassation, pouvaient raisonnablement permettre au requérant de prévoir que ses propos étaient susceptibles d’engager sa responsabilité pénale », notamment car :

  • la jurisprudence de la Cour de cassation n’exclut pas que le délit de provocation soit caractérisé en raison du caractère implicite de l’appel à la discrimination, à la haine ou à la violence,
  • la Cour de cassation a jugé les termes du texte d’incrimination « suffisamment clairs et précis pour que [son] interprétation, qui entre dans l’office du juge pénal, puisse se faire sans risque d’arbitraire », justifiant ainsi sa décision de ne pas renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité dont il faisait l’objet (Cass. Crim. 16 avril 2013, n 13-90008[2]).

La Cour précise in fine que « le caractère implicite de la provocation retenu par les juridictions internes et dénoncé par le requérant » « se rattache, [selon elle, au cas présent], « à la pertinence et à la suffisance des motifs retenus par les juridictions internes pour justifier l’ingérence litigieuse dans son droit à la liberté d’expression et sera en conséquence examinée dans le cadre de l’appréciation de la « nécessité » de celle-ci ».

 

  • La question du but légitime poursuivi et de la nécessité de l’ingérence

En substance, M. Eric Zemmour soutenait que :

  • sa condamnation ne poursuivait aucun but légitime et ne répondait à aucun besoin social impérieux,

 

  • qu’elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique,

 

  • la nécessité de l’ingérence avait été insuffisamment motivée par les juridictions internes,

 

  • ses propos relevaient d’un débat d’intérêt général,

 

  • ses propos n’auraient pas exprimé un rejet vis-à-vis des musulmans mais dénonceraient, à l’instar des préoccupations du Gouvernement à ce sujet (§ 24), la montée du fondamentalisme religieux dans certains quartiers et les dangers de celui-ci pour la cohésion sociale qui pourraient être évités,

 

  • ce serait « les questions biaisées, ciblées et provocatrices des journalistes sur la place de l’islam en France [qui] ne lui [auraient pas] laissé d’autre choix que de donner des réponses courtes et sans explication».

S’agissant du but légitime, la Cour considère, que la condamnation du requérant pour provocation à la discrimination avait pour but la protection de la réputation ou des droits d’autrui, en l’espèce ceux des personnes de confession musulmane (CEDH 28 février 2017, Le Pen c/ France, n°45416/16, § 29).

S’agissant de la nécessité de l’ingérence, la Cour rappelle en premier lieu que les propos se rapportant à des questions d’intérêt public appellent une forte protection, au contraire de ceux défendant ou justifiant la violence, la haine, la xénophobie ou toute autre forme d’intolérance, qui ne sont normalement pas protégés (§49).

Elle rappelle ensuite que l’appréciation de la nécessité de l’ingérence « tient éminemment compte du contexte » et doit se fonder sur une série de trois facteurs, résumés dans l’affaire Perinçek c/ Suisse (§§ 205-208), de sorte qu’il y a lieu d’analyser, conjointement (§52) :

  1. l’existence d’un contexte politique ou social tendu,
  2. la matérialité d’un appel direct ou indirect à la violence ou d’une justification de la violence, de la haine ou de l’intolérance,
  3. la manière dont les propos ont été formulé et leur capacité à nuire.

La Cour a estimé à l’unanimité que la condamnation de M. Eric Zemmour par les juridictions françaises n’emportait pas violation de l’article 10 de la Convention, aux motifs suivants :

  • bien que s’inscrivant dans un débat d’intérêt général, eu égard, d’une part, à la personnalité du requérant et, d’autre part, à la nature des questions abordées lors de l’interview qui portaient sur la place de l’islam dans la société française, notamment dans un contexte d’attentats terroristes, les propos litigieux n’échappaient pas aux limites posées au paragraphe 2 de l’article 10 ;
  • c’est à juste titre que les juridictions internes ont assimilé les propos du requérant à un « discours de haine» dès lors « qu’il ne se bornait pas à exprimer son opinion critique sur le phénomène islamiste dans les banlieues françaises mais que ses propos, présentés comme le fruit d’une « analyse historique et théologique » (§7), contenaient en réalité des assertions négatives et discriminatoires de nature à attiser un clivage entre les Français et la communauté musulmane dans son ensemble (Soulas et autres, précité, § 40, Le Pen, décisions des 20 avril 2010 et 28 février 2017 précitées). Ainsi qu’elles l’ont fait valoir, le recours à des termes agressifs exprimés sans nuance pour dénoncer une « colonisation » de la France par « les musulmans » avait des visées discriminatoires et non pour seul but de partager avec le public une opinion relative à la montée du fondamentalisme religieux dans les banlieues françaises » ;
  • l’impact et la portée des propos étaient importants dans la mesure où le requérant s’est exprimé « dans une émission télévisée, diffusée en direct à une heure de grande écoute », touchant ainsi « un large public» et ce alors que « l’impact et la puissance des médias de télédiffusion » est considérable, et « renforcé par le fait qu’ils restent des sources familières de divertissement nichées au cœur de l’intimité du foyer » (§62) ;
  • bien que s’exprimant sur le plateau en qualité d’auteur, pour la promotion de son livre, M. Eric Zemmour « n’échappait pas aux devoirs et responsabilités » inhérents à son statut de journaliste ;
  • les juridictions internes ont parfaitement analysé les « éléments extrinsèques» aux propos incriminés, à savoir le contexte dans lequel ils ont été tenus et ont ainsi à juste titre apprécié le sens et la portée des propos litigieux : « la Cour considère également que ces propos ne se limitaient pas à une critique de l’islam mais comportaient, compte tenu du contexte général dans lequel ils s’inscrivaient et des modalités de leur diffusion, une intention discriminatoire de nature à appeler les auditeurs au rejet et à l’exclusion de la communauté musulmane dans son ensemble et, ce faisant, à nuire à la cohésion sociale ».

 

Marie CORNANGUER

Avocat au barreau de Paris

Membre du conseil scientifique de l’Association des Avocats Praticiens du Droit de la Presse (AAPDP)

 

Lien ci-dessous vers l’arrêt :

https://hudoc.echr.coe.int/eng#{%22itemid%22:[%22001-221837%22]}

N.B. : Cet arrêt n’est pas définitif et peut faire l’objet d’un renvoi en Grande Chambre.

Lien ci-dessous vers le précédent CEDH, 15 octobre 2015, Perinçek c/Suisse, n°27510/08 (§§78 et 79)

➡ https://hudoc.echr.coe.int/fre#{%22itemid%22:[%22001-158216%22]}

Lien ci-dessous vers le précédent la définition du « discours de haine » issue de la Recommandation n°R (97) 20 du Comité des Ministres

➡ https://search.coe.int/cm/Pages/result_details.aspx?ObjectId=090000168050116d

 

[1] « Aucune des dispositions de la (…) Convention ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la (…) Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à [la] Convention. »

[2] « Et attendu que cette question ne présente pas à l’évidence un caractère sérieux dès lors que, d’une part, les termes de l’article 24, alinéa 8 de la loi du 29 juillet 1881, qui laissent au juge le soin de qualifier des comportements que le législateur ne peut énumérer a priori de façon exhaustive, sont suffisamment clairs et précis pour que l’interprétation de ce texte, qui entre dans l’office du juge pénal, puisse se faire sans risque d’arbitraire, et que, d’autre part, l’atteinte portée à la liberté d’expression par une telle incrimination apparaît nécessaire, adaptée et proportionnée à l’objectif de lutte contre le racisme et de protection de l’ordre public poursuivi par le législateur ».

 

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