CEDH Grande chambre Sanchez contre France, 15 mai 2023, n°45581/15
Dans son arrêt rendu le 15 mai 2023, la grande chambre de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) s’est prononcée pour la première fois sur la responsabilité d’un titulaire d’un compte ouvert sur le réseau social Facebook à raison de commentaires postés par des tiers sur son « mur ».
L’espèce concernait un élu, maire Front National de Beaucaire et candidat aux élections législatives, qui, en octobre 2011, avait publié sur son compte Facebook public un billet ironique sur son adversaire politique.
Ce billet avait suscité plusieurs messages postés par des tiers sur le « mur » de l’élu provoquant à la discrimination, à la haine et à la violence envers un groupe de personnes à raison de leur appartenance à la religion musulmane, faits prévus et réprimés par l’article 24 alinéa 8 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
L’auteur de l’un de ces messages l’avait supprimé, tandis qu’un autre message était demeuré en ligne. En effet, l’élu n’avait pas supprimé ce second message et s’était contenté de publier sur son « mur » Facebook un post invitant ses « amis » à « surveiller le contenu de [leurs] commentaires ».
L’élu a été reconnu coupable par le Tribunal correctionnel du délit ci-avant mentionné dit de provocation à la haine raciale et condamné à une amende en qualité de producteur pour n’avoir pas promptement supprimé les propos poursuivis dont il avait eu connaissance, et ce quand bien même il n’avait pas formellement été mis en demeure de les supprimer.
Cette condamnation a été confirmée par la Cour d’appel puis par la chambre criminelle de la Cour de cassation.
Pour rappel, la notion de producteur figurant à l’alinéa 2 de l’article 93-3 précité a été définie en jurisprudence comme celui « qui a pris l’initiative de créer un service de communication au public en ligne en vue d’échanger des opinions sur des thèmes définis à l’avance » (Cass. crim 16 février 2010, n°09-81064 et n° 08-86301).
Depuis la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 16 septembre 2011 (CC 16 septembre 2011, n° 2011-164), le régime de responsabilité du producteur suit celui du directeur de la publication qui, conformément au dernier alinéa de l’article 93-3 précité, peut voir sa responsabilité engagée dès lors qu’il n’a pas supprimé promptement les propos poursuivis dont il avait connaissance et sans qu’une notification préalable soit nécessaire.
Ce régime de responsabilité diffère de celui applicable à l’hébergeur prévu par l’article 6 de la loi du 21 juin 2004 sur la confiance dans l’économie numérique (LCEN) qui dispose que la connaissance des faits litigieux est présumée acquise dès lors que le contenu litigieux lui a été notifié.
L’élu avait saisi la CEDH en arguant que sa condamnation portait atteinte à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme en ce qu’elle constituait une ingérence à la liberté d’expression non nécessaire dans une société démocratique.
En l’espèce, la CEDH a reconnu que les propos poursuivis relevaient « assurément d’un discours de haine » en ce qu’ils désignaient bien un groupe de personnes déterminées, en l’espèce les musulmans, en les associent à des « termes objectivement injurieux ou blessants » et à la délinquance.
L’enjeu de l’arrêt ne porte pas sur l’illicéité des propos poursuivis mais sur leur imputation à l’élu qui n’en était pas l’auteur et dont la publication initiale ne présentait pas de caractère répréhensible.
La CEDH dans son arrêt Delfi c/ Estonie (CEDH 16 juin 2015, n° 64569/09) avait déjà eu à se prononcer sur la responsabilité à raison de propos publiés par des tiers sur internet. La Cour avait validé la condamnation de l’éditeur d’un forum de discussion pour des propos illicites publiés par des internautes en raison de l’insuffisance des procédés de modération du site, du caractère manifestement illicite des messages qui y avaient été publiés et de l’absence de promptitude à les supprimer après signalement.
En l’espèce et en premier lieu, la Cour a validé le régime de responsabilité du producteur ne nécessitant pas une notification préalable des propos litigieux à la différence de celui de l’hébergeur en rappelant que « ce n’est pas à elle de se prononcer sur l’opportunité des techniques choisies par le législateur d’un État ».
En second lieu, la CEDH a jugé que s’agissant du réseau social Facebook sur lequel une modération a priori est impossible, les titulaires de comptes doivent exercer un « contrôle a posteriori ou de filtrage préalable destiné à identifier au plus vite des propos clairement illicites et à les supprimer dans un délai raisonnable, et ce même en l’absence d’une notification de la partie lésée ».
Ainsi, si la Cour rappelle que la responsabilité du titulaire du « mur » Facebook est subordonnée à sa connaissance des commentaires litigieux qui y ont été publiés par des tiers, elle exige un contrôle minimal de sa part qui est apprécié au regard d’un faisceau d’indices tels que le nombre de signalements et réactions aux commentaires ou la fréquence de consultation par le titulaire de son compte.
En l’espèce, la Cour a considéré que le message d’avertissement par lequel l’élu titulaire du compte avait incité ses « amis Facebook » à surveiller les propos tenus dans leurs commentaires ne le dispensait pas d’effectuer ce contrôle minimal et attestait de sa « conscience des problèmes posés par certaines publications sur le mur de son compte ».
La Cour prône une « une responsabilité partagée de tous les acteurs impliqués […], gradué[e] en fonction de la situation objective de chacun » et juge pertinent d’opérer un « contrôle de proportionnalité en fonction du niveau de responsabilité susceptible de peser sur la personne visée ».
La Cour semble ainsi poser une obligation de contrôle par le titulaire d’un compte sur les réseaux sociaux des publications qui y sont postées, appréciée en fonction de sa qualité et de son niveau de responsabilité.
Elle considère ainsi que cette responsabilité est accrue pour les personnalités politiques, notamment à l’occasion d’une campagne électorale.
En effet, la Cour a pris en compte la qualité d’élu et candidat à une élection du requérant « susceptible d’influencer les électeurs, voire de les inciter directement ou non à adopter des positions ou des comportements qui peuvent se révéler illicites ». Elle a également pris en considération le contexte électoral au cours duquel « l’impact d’un discours raciste et xénophobe devient plus grand et plus dommageable ».
Les personnalités politiques ont donc, notamment dans le cadre d’une campagne électorale, une obligation de vigilance accrue dépassant celle du simple particulier.
Enfin, la Cour a validé l’appréciation sévère faite par les juridictions françaises du délai dans lequel le titulaire du compte Facebook doit supprimer les propos illicites.
Cette exigence a été qualifiée « d’excessive et irréaliste » dans cette espèce par Madame la Juge Mourou-Vikström (qui avait exprimé une opinion dissidente dans le premier arrêt rendu sur la question le 2 septembre 2021).
En effet, l’élu a été déclaré coupable à raison d’un commentaire publié sur son « mur » Facebook qui avait été supprimé par son auteur moins de 24 heures après sa mise en ligne.
La sévérité de cette position, selon laquelle un délai de réaction de moins de 24 heures est raisonnable, s’explique manifestement par la qualité d’élu et de candidat à une élection législative du requérant.
Stéphanie Zaks
Avocat au barreau de Paris
Membre du Conseil scientifique de l’Association des Avocats Praticiens du Droit de la Presse (AAPDP)
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