Le rappel de la Cour Européenne des droits de l’homme aux parties civiles en matière de prescription : vous ne pouvez compter que sur vous-même !

Philippe de Champaigne (1602-1674), Vanité.

Philippe de Champaigne, Vanité, première moîtié du XVIe, musée de Tessé, Le Mans

Récemment, la Cour européenne des droits de l’Homme dans un arrêt « Diémert contre France » (CEDH, n°71244/17, 30 mars 2023) a admis qu’en matière de presse, il incombait à la partie civile, non seulement de surveiller et prendre en main sa procédure, mais également de pallier un éventuel dysfonctionnement du service public de la justice.

           Le 30 mars 2023, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) a, à nouveau, eu à se prononcer sur les règles françaises relatives à la courte prescription en matière de presse.

Dans cette affaire, un magistrat avait fait citer devant les tribunaux pour diffamation publique un ancien membre de l’assemblée de Polynésie en raison de propos le visant, tenus en séance.

Débouté en première instance à raison de la relaxe prononcée, le magistrat a interjeté appel.

A la demande du prévenu, lors de l’audience devant la cour de d’appel qui s’est tenue le 9 octobre 2014, un renvoi contradictoire de l’affaire a été ordonné par la Cour. Ainsi elle a renvoyé l’affaire au 12 février 2015, c’est-à-dire, plus de trois mois après la première audience.

Si, de jurisprudence constante, un renvoi contradictoire et figurant dans les notes d’audience constitue une interruption de prescription admise[1], ici la date choisie par la Cour était au-delà du délai de prescription de 3 mois prévu en matière de diffamation publique.

Au visu de l’article 65 alinéa 1er de la loi du 29 juillet 1881, les juridictions nationales ont dès lors rejeté l’appel puis le pourvoi en cassation du magistrat, estimant que la prescription avait été acquise, trois mois s’étant écoulés sans acte interruptif de prescription.

C’est ainsi que le magistrat a saisi la CEDH sur la question de la compatibilité de ces règles de prescription avec l’article 6§1 de la convention, consacrant le droit d’accès à un tribunal[2].

            Au terme d’un examen par étape, la CEDH a considéré que l’acquisition de la prescription en cours d’instance d’appel par un renvoi à une date tardive par la juridiction ne constituait pas une violation du droit d’accès à un tribunal.

En effet, dans cet arrêt, la Cour rappelle que le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu et qu’une restriction à ce droit peut être justifiée si elle poursuit un but légitime et si elle est proportionnée à ce but.

La prescription constitue une restriction à l’accès au juge que la Cour de Strasbourg a déjà jugé légitime dès lors qu’elle vise à garantir la sécurité juridique. Ici, les juges ajoutent qu’en matière de presse, une courte prescription va également protéger la liberté d’expression.

C’est donc sur le terrain de la proportionnalité que la Cour a dû trancher.

Elle considère tout d’abord que la restriction était prévisible, fondée sur une jurisprudence claire, accessible et bien établie selon laquelle il est à la charge de la partie civile de surveiller le bon déroulement de la procédure et donc du délai de prescription[3].

Ensuite, pour déterminer si les règles de procédures françaises ont fait peser sur le requérant une charge excessive, la Cour examine les responsabilités de chacun et considère que les torts sont partagés dans l’acquisition de la prescription :

  • Coté partie civile : Dans la mesure où la décision de renvoi était contradictoire, il appartenait au requérant soit de formuler des observations sur la date retenue lors de l’audience, soit de faire citer ultérieurement la partie adverse à une audience antérieure.
  • Coté juridiction : le droit français impose aux juridictions internes de fixer les dates de renvoi en déterminant l’audience à laquelle l’affaire pourra utilement être examinée[4]. Or, en fixant une date au-delà du délai de 3 mois, la Cour « ne pouvait ignorer qu’une telle décision entrainerait la prescription». Il s’agit selon la CEDH d’un « dysfonctionnement du service public de la justice ».

Dans ces conditions de torts partagés, de façon casuistique, la CEDH a examiné si la charge supportée par le requérant était ou non excessive.

Elle relève qu’en l’espèce, le requérant qui était assisté d’un avocat et qui était lui-même professionnel du droit, ne pouvait ignorer l’étendue de ses obligations procédurales. Elle note également que le requérant avait les moyens d’éviter l’erreur commise en présentant des observations lors du renvoi, voire en interpellant la juridiction sur le problème lié à la date de renvoi. Il aurait également pu faire citer la partie adverse devant la Cour d’appel, formalité présentée par les juges de Strasbourg comme « simple et accessible », bien que « de nature à générer un coût supplémentaire pour le requérant ».

Le juges de Strasbourg concluent donc à la non-violation de l’article 6§1 de la Convention.

Cet arrêt affirme clairement la prépondérance du rôle de la partie civile dans les procès de presse puisqu’il admet que repose sur elle la charge de compenser un dysfonctionnement du service public de la justice.

Deux réserves sont toutefois notables :

  • On se demande si la CEDH aurait statué différemment si le requérant n’était pas assisté d’un conseil.
  • Une opinion dissidente de deux magistrats de la Cour de Strasbourg a été publié : Ils considèrent qu’attendre d’une partie civile qu’elle pallie l’erreur de magistrats et redresse ce qui est identifié comme un dysfonctionnement du service public constitue une charge excessive.

 

Sarah CHIRSEN

Avocate au Barreau de Paris

Membre du Conseil scientifique de l’Association des Avocats Praticiens du Droit de la Presse

 

L’AAPDP regroupe des avocats de sensibilités diverses. Les actualités publiées sur le site et signées d’un membre de l’association n’engagent que leurs signataires et ne traduisent en aucune façon la position de l’association elle-même ou de l’un de ses organes.

 

[1] Cass. Crim. 28 novembre 2006, n°01-87169 et n°05-85085

[2] La CEDH a déjà déclaré mal fondés des griefs tirés de la violation de l’article 6§1 liés à l’application de l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881, mais sans être en lien avec l’accès à un tribunal – Calabi c. France, n°35916/04, 18 septembre 2008 ; Brunet-Lecompte et a. c. France, n°42117/04, 5 février 2009

[3] Cass. Crim. 11 avril 2012, n°11-83916

[4] Cass. Crim. 21 mars 1995, n°93-81642

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