« Mal nommer un objet c’est ajouter au malheur de ce monde » (Albert Camus)
Le conseil de l’Europe a publié en novembre 2023, une « étude sur la prévention et la lutte contre le discours de haine en temps de crise », discours particulièrement destructeur pour les droits fondamentaux, et particulièrement stimulé en temps de crise (https://rm.coe.int/-etude-sur-la-prevention-et-la-lutte-contre-le-discours-de-haine-en-te/1680ad393c).
La décision Allouche c/ France rendue ce 11 avril 2024 est concomitante à la décision de condamnation également, de l’Ukraine, pour violation des articles 3 et 14, à raison de l’ineffectivité des enquêtes menées sur le mobile homophobe des agressions dénoncées (https://hudoc.echr.coe.int/eng#{%22appno%22:[%2218179/17%22],%22itemid%22:[%22001-232020%22]}).
Ces deux décisions concomitantes sont un signal quant à la nécessité de poursuivre, au sein du Conseil de l’Europe, la lutte contre tout type de discours de haine.
La décision Allouche, concernant la France, mérite de s’y attarder plus longuement, au regard de ses intérêts procéduraux.
Ci-après, un rapide décryptage de cette décision et quelques observations :
En droit pénal, divers mécanismes sont prévus, résultant de la loi et de la jurisprudence afin d’encadrer et de préciser l’opération de qualification.
On pense à plusieurs règles qui sont au cœur de cette affaire : le choix de la qualification dite spéciale, par rapport à la qualification dite générale. Ou encore, le choix, face à deux textes généraux, de la qualification pénale la plus sévèrement réprimée. Par ailleurs, certains faits qui pourraient être constitutifs d’une infraction sont en fait une circonstance aggravante du délit.
D’une part, car les injures non publiques envers un particulier en raison de sa race, de sa religion ou de son origine relèvent de la loi de 1881 et ne peuvent, en application de l’article 397-6 du code de procédure pénale, faire l’objet d’une procédure de comparution immédiate. Cet article exclut en effet expressément les délits dits de presse du champ de cette procédure.
D’autre part, les injures non publiques étant un fait contraventionnel et non délictuel, il semblait vraisemblablement plus opportun pour le Ministère Public de privilégier la qualification pénale la plus élevée, de menaces de mort, eu égard à la gravité des faits dénoncés.
A cet égard, au point 58 de sa décision, la Cour semble estimer que les juridictions françaises auraient dû faire jouer la règle de la connexité pour tout de même appréhender la contravention fondée sur la loi de 1881 dans le cadre de la comparution immédiate, ce qui est surprenant dans la mesure où le texte de l’article 397-6 du code de procédure pénale exclut expressément les délits de presse du champ de cette procédure :
« si l’injure non publique est effectivement une contravention qui ne relève pas, en principe, de la procédure de comparution immédiate, rien n’empêchait de poursuivre B. en comparution immédiate pour menaces de mort et pour injures non publiques, en tant que contravention connexe (paragraphes 24 et 28 ci-dessus), ce qui aurait, à tout le moins, permis de ne pas passer sous silence la dimension antisémite des faits reprochés à B ».
Le reproche principal de la Cour EDH tient au fait que l’incrimination spécifique de l’article 222-18-1 du Code pénal (en vigueur à la date des faits litigieux et abrogé depuis), permettait de prendre en compte le caractère antisémite des faits et également que le magistrat pouvait assortir la poursuite des menaces de mort de la qualification aggravante d’antisémitisme (cf. 132-76 alinéa 2 du Code pénal).
Or, en comparution immédiate, le tribunal correctionnel n’a pas statué sur la demande de requalification et, en cause d’appel, la cour d’appel a reconnu que les faits relevaient de la qualification de menace de mort à caractère antisémite, sans pour autant remédier à l’omission dans la poursuite.
En effet, de jurisprudence constante, dégagée notamment au visa de l’article 6 de la CESDH, et eu égard aux droits de la défense, le pouvoir de requalification est subordonné au nécessaire respect du contradictoire, afin que le prévenu ait été mis en mesure de se défendre sur la nouvelle qualification envisagée.
A cet égard, la Cour EDH estime, en premier lieu, que la cour d’appel aurait pu requalifier les faits en des menaces de violences physiques aggravées par le caractère antisémite, conformément à l’article 222-18-1 du Code pénale, qualification emportant un quantum de la peine et une amende moindre que ceux de l’infraction poursuivie, de sorte que l’argument tiré de ce qu’une requalification modifierait, à la hausse et au préjudice du prévenu, le quantum de la peine encourue, était inopérant.
En second lieu, la Cour EDH estime que la Cour aurait pu ajourner l’audience une nouvelle fois, en recourant au besoin au mandat d’amener du prévenu, qui s’était abstenu de comparaître ou de se faire représenter en appel en se plaçant volontairement dans l’impossibilité de discuter la requalification envisagée.
Cet attendu de principe s’appuyait sur l’article 567 du code de procédure pénale (https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000034957170?init=true&page=1&query=16-85.742&searchField=ALL&tab_selection=all).
A travers cet attendu, on retrouve une allusion à la répartition des rôles procéduraux entre le juge et les parties.
Certes, l’opération de qualification juridique relève de l’office du juge (cf. les principes généraux de la procédure civile exprimés dans les écrits d’Henri Motulsky et détaillés dans toute la première partie du code de procédure civile).
Par ailleurs, sur le terrain pénal, une séparation entre l’action publique, relevant du Ministère public, et l’action civile, relavant de la partie civile, implique que cette dernière voit son champ d’action limité « aux intérêts civils ».
Pour autant, et ainsi que la Cour EDH le relève expressément dans sa décision, l’opération de qualification juridique a une influence directe sur les intérêts civils.
En effet, selon la Cour EDH, « la requalification en des faits plus graves aurait permis de reconnaître la qualité de victime touchée en raison de sa judéité, et aurait nécessairement entraîné la possibilité pour la requérante, en sa qualité de partie civile, de former une demande pécuniaire de réparation de son préjudice nettement plus élevée. Ainsi, la souffrance, le traumatisme et les nombreuses répercussions négatives sur la vie personnelle et professionnelle de la requérante ont été accentués par le refus des juridictions nationales de reconnaître son statut de « victime juive » et d’en déduire toutes les conséquences juridiques ».
D’ailleurs, le texte de l’article 567 du code de procédure pénale, relatif à l’exercice du pourvoi en cassation, prévoit expressément que ce recours peut être formé par « la partie à laquelle il est fait grief ».
Marie CORNANGUER
Avocat au barreau de Paris
Membre du Conseil scientifique AAPDP
Pour approfondir
CEDH, 11 avril 2024, Allouche c- France, n°81249/17, Résumé et décision
https://hudoc.echr.coe.int/eng#{%22itemid%22:[%22002-14307%22]}
https://hudoc.echr.coe.int/eng#{%22itemid%22:[%22001-232010%22]}
Le Droit selon Henri Motulsky, F. Leborgne, Revue Juridique de l’Ouest, année 2015, 2, pp. 9-37
La qualification juridique en matière pénale : principes et limites
Etude du Conseil de l’Europe, « une « étude sur prévention et la lutte contre le discours de haine en temps de crise », Novembre 2023
https://rm.coe.int/-etude-sur-la-prevention-et-la-lutte-contre-le-discours-de-haine-en-te/1680ad393c
CEDH, 11 avril 2024, Karter v. Ukraine, n°18179/17
https://hudoc.echr.coe.int/eng#{%22appno%22:[%2218179/17%22],%22itemid%22:[%22001-232020%22]}
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